Taiwan a également ses « chasseurs de vents », les tornades étant ici remplacées par des typhons, et les jeeps par des avions. Depuis septembre 2003, l'équipe de recherche de DOTSTAR, placée sous l'autorité du département des Sciences atmosphériques de l'Université nationale de Taiwan (NTU), à Taipei, a étudié 24 typhons au-dessus de l'île et ses environs, larguant 457 sondes de mesure climatique.
Les informations en temps réel fournies par ces instruments ne permettent pas seulement au Bureau central de la météorologie de mesurer la force et la taille des typhons, mais elles servent aussi à prévoir avec plus de précision leur itinéraire.
17 septembre, 16h30 : Wipha (une tempête tropicale moyenne) s'approche rapidement de la côte nord-est de Taiwan, avec des vents et des pluies de plus en plus violents. Ce n'est certainement pas le temps idéal pour prendre l'avion. Pourtant, à l'aéroport Chingchuankang de Taichung, un petit appareil de quatre places s'apprête à décoller. A son bord, l'équipe de DOTSTAR, reconnue internationalement dans les mi lieux de la météorologie. Ce ne sont pas là des têtes brûlées mais des scientifiques qui cherchent à étudier les caractéristiques de Wipha.
Le petit avion perce les épais nuages et s'approche des contours du typhon. Après une heure de vol, le ciel est complètement noir et, dans l'obscurité, le pilote ne peut que compter sur ses instruments de vol pour déterminer sa position. Wu Chun-chieh [吳俊傑], chef d'équipe et professeur au département des Sciences atmosphériques de la NTU, reste en contact permanent avec Daniel Wu [吳德榮], le directeur du centre de prévision météorologique de l'office de la Météorologie.
A 17h30, la première sonde équipée d'un GPS est larguée au large de la côte nord-est. Quatorze autres sondes suivront. Elles mesureront la force du vent, sa direction, l'humidité et la pression barométrique, transmettant immédiatement toutes les données.
« La plupart du temps, quand nous allons prendre ces mesures, les typhons sont encore loin de Taiwan, explique Wu Chun-chieh . Les conditions météorologiques dans l'île sont alors suffisantes pour décoller et atterrir. Mais cette fois, il est arrivé rapidement, et des pluies diluviennes s'abattaient déjà sur l'aéroport. Nous avons subi de fortes turbulences au décollage et à l'atterrissage. Heureusement, il n'y a pas eu de dégâts. »
Les origines de DOTSTAR
Pour cette équipe, voler autour des typhons fait partie du quotidien. L'idée de les mesurer remonte à 2001, quand 8 tempêtes tropicales s'abattirent sur Taiwan, dont : Trami, qui dévasta la région de Kaoshiung, dans le sud-ouest ; Toraji, qui apporta de fortes pluies sur Hualien et Nantou, dans le centre, et provoqua de nombreux glissements de terrain ; et Nari, qui se maintint sur Taiwan un record de 49 heures d'affilée, provoquant d'importantes inondations dans la capitale. Cette année-là, le bilan fut lourd : 224 morts, 129 disparus, et 13 milliards de dollars taiwanais de pertes dans l'agriculture, la pêche et l'élevage.

L'un des appareils qui emportent les chasseurs de vents au cœur des typhons.
L'année suivante, le ministère des Sciences chargea Wu Chun-chieh qui avait préalablement participé à des recherches sur les ouragans aux Etats-Unis de mettre au point à Taiwan un programme intitulé Chasseurs de vents, l'objectif étant de mesurer les dépressions bien avant leur approche, afin de réduire leur impact.
Le mode opératoire est simple : chaque fois qu'un typhon s'approche de Taiwan, les chercheurs embarquent et le survolent. Une fois sur place, ils larguent entre 15 et 20 sondes qui ressemblent à des cylindres ordinaires mais qui coûtent quand même 35 000 dollars taiwanais l'unité.
Equipées de transmetteurs, de capteurs et de récepteurs GPS, ces sondes tombent de 42 000 pieds (environ 14 km d'altitude) à la vitesse de 10 m /s et envoient toutes les demi-secondes des données précieuses jusqu'à ce qu'elles s'abîment en mer. L'équipe décrypte les informations et les envoie à l'office de la Météo, ainsi qu'à des agences étrangères.Digérées par un super ordinateur, elles servent à prédire les changements dans la structure, la taille et la trajectoire des typhons.
Taiwan n'est pas le premier pays à utiliser des avions pour étudier les tempêtes. Dès la Seconde Guerre mondiale, pendant la campagne contre le Japon dans le Pacifique, les Américains envoyaient des avions au cœur des typhons afin de recueillir des données concernant leur im pact possible sur les opérations navales. Le 27 juillet 1943, le colonel Joe Duckworth, à bord d'un AT-6 d'entraînement au départ de Bryan Field, au Texas, devint le premier pilote à voler dans l'œil d'un cy clone. « Taiwan a été le deuxième pays au monde à mesurer les cyclones tropicaux à l'aide d'avions », souligne Wu Chun-chieh.
Trouver l'itinéraire
Parallèlement à l'identification de la structure d'un typhon, le programme DOTSTAR permet de mieux anticiper sa trajectoire un mystère resté longtemps entier pour les météorologistes.
Dans le Pacifique Ouest, celle-ci dépend de plusieurs éléments, en particulier des vents et de la dynamique du typhon lui-même. Les courants trouvent leur origine dans la mousson, les influences climatiques du nord, ou les zones de haute pression au-dessus du Pacifique, ces dernières étant celles qui influencent le plus les dépressions. En été, par exemple, quand les pressions sont les plus élevées, les tempêtes sont cantonnées dans des latitudes relativement basses qui les poussent facilement vers les Philippines ou Taiwan. Mais si les masses de haute pression s'affaiblissent et se replient vers l'Est, les risques sont grands que les typhons prennent la direction du Nord -Ouest et frappent le Japon.
Daniel Wu explique que les facteurs qui influencent l'itinéraire d'une tempête tropicale dans la région sont très complexes. En règle générale, plus le typhon est puissant, plus il est prévisible. En raison de la rotation terrestre, les cyclones dans l'hémisphère nord tournent dans le sens in verse des aiguilles d'une montre, et quand la tempête gagne en puis sance, les météorologues peuvent facilement déterminer les effets combinés de la dynamique du typhon et des courants. A l'inverse, si le typhon est faible, son œil est parfois moins visible, ce qui rend ses mouvements plus difficiles à anticiper.
L'expérience qui a le plus marqué Wu Chun-chieh fut celle du typhon Conson, en juin 2004. « Quand il fut juste au nord de Luzon, la plupart des météorologues pensaient qu'il se dirigerait vers la pointe sud-ouest de Taiwan. Mais nos indicateurs révélèrent alors que les vents du sud -ouest se renforçaient, poussant la tempête vers le Japon. Les bulletins météo dans la région furent ainsi modifiés grâce à nos informations. »
Les données transmises par les sondes ne sont évidemment pas infaillibles, mais elles sont utiles. Généralement, elles permettent d'appuyer les données dont disposent les différentes agences météorologiques sur la projection de la trajectoire d'un cyclone dans les 24 à 72 heures suivantes. Par exemple, si la marge de manœuvre d'un itinéraire prévu par les agences est de 100 km, les sondes permettent de la réduire à 80 km.

A chaque mission réussie, l'équipe de DOTSTAR colle sur le fuse lage de l'avion un autocollant la rappelant.
Métier à risque
Les efforts de DOTSTAR témoignent de l'ambition humaine de percer les mystères de la nature. Mais n'est-il pas insensé de voler au cœur d'un typhon, dans les pires conditions météorologiques qui soient ?
Lin Po-hsiung [林博雄], professeur de Sciences atmosphériques à la NTU, co-directeur du programme DOTSTAR, explique que contrairement aux avions de ligne qui volent à 25 000 ou 30 000 pieds (entre 8 000 et 10 000 m d'altitude), l'appareil des chercheurs va beaucoup plus haut, dans des espaces où les turbulences sont moins fortes. Néanmoins, quand l'avion survole un cyclone, il est toujours exposé à des secousses imprévisibles.
DOTSTAR utilise aujourd'hui un petit avion Astra prêté par le constructeur taiwanais Aerospace Industrial Development Corporation (AIDC). Celui-ci est une version modifiée du G-100 vendu par la société américaine Gulfstream, dont la capacité de vol ne peut excéder six heures.
Bien que mettant l'accent sur la technologie de pointe utilisée par DOTSTAR et considérant les missions d'observation comme généralement très sûres, Lin Po-hsiung contracte une assurance spéciale avant chacun de ses vols. « Notre plan de vol nous conduit généralement au-dessus de la mer à l'est de Taiwan. Le pire scénario serait des soucis de moteur, avec nul endroit où nous poser au beau mi lieu d'une mer déchaînée », rappelle-t-il avec sang froid.
A propos des risques, Lin Po-hsiung et le pilote en chef de l'AIDC, Tsao Chia-hsiang [曹家祥], expliquent que leur expérience la plus inoubliable fut celle du typhon Melor, en novembre 2003. « Melor était une tempête d'automne, avec un itinéraire très irrégulier. Ce n'est qu'au moment où nous quittions Taipei pour l'aéroport de Taichung que nous avons appris que la dépression amorçait un virage vers le nord, juste au nord de Luzon. Notre plan de vol initial nous faisait foncer droit dessus, et nous n'avions pas le temps d'en changer si nous souhaitions décoller à temps, se souvient Lin Po-hsiung. Nous avons décidé de continuer, malgré le danger. »
Tsao Chia-hsiang, qui a plus de 30 ans d'expérience comme pilote, raconte : « Quand nous nous sommes rapprochés de l'œil du cyclone, l'avion s'est mis à bouger brutalement dans tous les sens. Je ne voyais rien d'autre que des nuages épais et de la brume. » Lin Po-hsiung, qui était alors chef d'équipe, a hésité : fallait-il faire demi-tour ? Puis, soudain, il n'y avait plus ni vent, ni pluie. L'appareil était dans l'œil du typhon. De précieuses informations furent recueillies pendant ce vol.
Les défis commencent avec les plans de vol eux-mêmes. Wu Chun -chieh rappelle que les mouvements des typhons sont rapides et irréguliers, et que les plans de vol doivent être dressés en relation avec la direction de la tempête. Or l'espace aérien de Taiwan étant restreint, les avions doivent souvent s'écarter des côtes au nord ou au sud et entrer dans des espaces aériens sous juridiction du Japon ou des Philip pines.
L'équipe est donc en contact direct avec le centre de recherche sur les typhons de l'agence météorologique japonaise, afin de bénéficier de son soutien auprès des autorités aériennes japonaises : « Les officiels japonais comprennent parfaitement que les informations de DOTSTAR leur sont également utiles. Les Philippines ont aussi décidé de travailler avec nous, suivant les mêmes règles . »
Des chasseurs partout
Depuis septembre 2003, 28 vols de DOTSTAR ont permis de mesurer 24 typhons aux alentours de Taiwan. Au bout du compte, un total de 147 h de vol ont été effectuées et 457 sondes ont été larguées avec succès.
Comme souvent, le succès attire les regards. Le département de Phy sique de l'université nationale Cheng Kung, à Tainan, a installé des caméras à bord de l'avion de DOTSTAR pour analyser les éclairs dans la haute atmosphère. Il existe également un programme « Chasseurs de pluie » (également connu sous le nom de Programme expérimental des moussons du sud-ouest), dirigé par Ben Jou [周仲島], professeur de Sciences atmosphériques à la NTU et spécialiste des flux d'air du sud-ouest.
DOTSTAR a gagné aussi des galons à l'échelle internationale et a été invité à rejoindre le programme THORPEX/PARC, qui associe des bu reaux météo de plusieurs pays d'Asie orientale, d'Europe et d'Amérique. Le Centre de recherche sur les typhons de l'agence météorologique japonaise a par ailleurs décidé d'adopter le modèle taiwanais et va rejoindre l'an prochain le cercle des nations étudiant les cyclones tropicaux en utilisant des avions.
« Si un typhon passe dans la mer entre Taiwan et le Japon, les deux équipes seront mobilisées. Par exemple, les Japonais s'occuperont de la partie nord et les Taiwanais de la partie sud, ce qui donnera des infor mations encore plus complètes », explique Wu Chun-chieh.
Taiwan est désormais à la pointe dans ce domaine, et l'expérience de DOTSTAR permet de renforcer la visibilité de l'île dans la communauté météorologique internationale.■